Ayé, c’est fait, le marché a eu ma peau : je ne suis plus disquaire .
Après 20 ans de bons et loyaux services, après avoir vendu les derniers 33t des années 90, les dernières K7, les dernières K7 2titres (warf !), je vends des livres de droit et de comptabilité… durant ces 20 années je me suis toujours demandé quand je ferais un métier sérieux, là c’est bon, j’ai aussi des gosses à nourrir. La raison cède la place à la passion, mais faut avouer que la sortie de la dernière cuvée du Code Constitutionnel me fait moins bander que celle du dernier Kills. C’est comme ça. Et me dites pas que la passion de l’amateur remplace celle du professionnel, c’est pas vrai, la vision est différente et les rencontres moins nombreuses. Maintenant pour les découvertes, j’ai intérêt m’arracher les doigts, lire, et passer du temps sur internet, avant elles venaient à moi, toutes seules ou presque. J’étais un gamin à qui on avait confié les clés de la pâtisserie.
Changer de métier, donc prendre du recul, c’est aussi l’occasion aussi pour moi, qui ai assisté au lent déclin des ventes de disques de 2000 à 2010, de poser certaines questions : à partir de quel moment on a commencé à merder, les parts de responsabilité des différents acteurs (labels, distributeurs, disquaires, public), la vraie fin du disque, quel avenir pour le métier de disquaire, enfin tout ça, quoi… Ca fait longtemps que ça me travaille.
Avec mes deux doigts, je me mets au boulot…
Alors le disque est mort ?
Ben oui, froidement, comme ça, si je me réfère à l’histoire des supports musicaux, le disque n’est qu’un vecteur parmi d’autres et depuis le premier enregistrement de la voix humaine (1) sur du papier en 1860, la technique a toujours été au service de la reproduction du son. Rouleaux, galettes de cire, 78, 33 tours, CD dès qu’un moyen a été trouvé, il a supplanté le précédent, donc le fichier mp3 supplante le CD, c’est un peu dans l’ordre des choses depuis 150 ans. De là à dire que c’est bien… pour la première fois dans l’histoire du disque, un support est remplacé par… rien. C’est là que le bât blesse. D’un point de vue pratique, économique et même social (rapport à mon emploi), c’est une vraie révolution et une rupture profonde dans nos petites mœurs de rocker. Le disquaire de 1986, qui a vu débarquer le CD à 180 francs, ne craignait pas vraiment pour son emploi. Il y eut débat, (trop petit, pas de pochette classe, un son trop froid)
mais grosso-modo, lui s’en sortait bien et son patron aussi, le chiffre d’affaire restera constant voire en progression, le switch d’un support à l’autre ne posait qu’un problème de présentation. Aujourd’hui, le vide de la matrix s’ouvre devant lui, ça donne des vertiges, des sueurs froides et un grand doute existentialiste. Après le CD : rien. Alors quoi faire ? Changer de métier, arrêter le support, transformer sa boutique ? Les derniers disquaire indépendants (surtout d’occaz) et même les Grands Magasins Spécialisés (Fnac, Cultura), sont confrontés à l’heure du choix : serrer les dents, attendre que ça passe pour retrouver un marché qui stagnera à -1% /0/+1% dans les années à venir, avec des rayons à configuration différente et au contenu éditorial bouleversé (opé news et basta) ou arrêter comme l’a fait la grande distrib’. Car les décideurs parisiens ne voient que les chiffres et la rentabilité, le disque ça eut rapporté, mais rapporte moins, pas rien. Donc les stratégies commerciales doivent suivre le mouvement, baisse des masses salariales (disquaires), baisse des surfaces allouées, baisse du nombre de références (stocks).
Les années à venir seront décisives. Les chiffres américains (2) sur l’année 2011 sont encourageants puisque le marché progresse pour la 1ère fois depuis 2004… tous supports confondus, mais le support physique baisse quand même de 6%. Un chiffre fatal à Virgin qui va mettre la clef sous la porte en 2013, laissant sur la paille plusieurs centaines de salariés, faisant baisser le nombre de points de vente et mettant la Fnac en position de leader incontesté des derniers disquaires de France. En catimini à la Fnac, on se félicite de l’augmentation des parts de marché, qui sur certaines villes concurrencées par Virgin ont limité la baisse de chiffre d’affaire et fait de 2013 un bonne année pour le rayon disque, rien n’y fait, l’enseigne vendue en bourse par le groupe Kering (ex PPR/Pinault) annonce dès août 2013 en off, à la vente de la Fnac en bourse, et officiellement en novembre la liquidation des équipes de disquaires. 50% des effectifs en province. Un véritable massacre d’autant plus mal compris que les chiffres sont encore là et la masse de travail aussi. Autant dire que la Fnac ne croit plus au disque et se désengage du support à terme. Bizarre car les quantités vendues restent toujours énormes, les fréquentations importantes et en même temps elle abandonne le téléchargement des morceaux sur son site, le plus par rapport à Amazon. Autant dire que dans dix ans la musique en France ça sera Amazon et Itunes, et pis c’est tout.
Depuis l’avènement du téléchargement grand public, légal ou non dans les années 2000, le CD tient le coup et le vinyl revient, je rappelle que l’un à tué l’autre en 5 ans de 1985 à 1990, et 5 ans c’est rien. Et là ça fait 13 ans que tout le monde l’enterre année après année mais il faut dire qu’on part de haut, les quantités étaient de l’ordre de centaines de millions d’unités vendues au national. Je vous invite à visualiser le camembert très intéressant du site Numerama sur la répartition des supports de 1980 à 2012. En quelques chiffres, le CD représentait un marché de 150 millions d’Euros et 95% des achats il y a 10 ans, depuis 2005 (selon le SNEP) il a perdu 50% de volume. De septembre 2011 à septembre 2012 il recule de 14.9% de 242 millions à 206 millions, quant au téléchargement légal, lui, il progresse de 13.8%. En Grande Bretagne, 700 disquaires indépendants ont fermés en 10 ans.
Pourtant le disque résiste. Et plutôt bien car il est toujours là. En 1990, je le rappelle, le 33t était mort et se comptait en quelques dizaines de pièces dans les grands magasins contre quelques dizaines de milliers de CD. Les mutations se font vite mais prennent plus de temps pour le CD, de là à l’enterrer tout fait comme le font les journalistes serait aller vite en besogne, il se vend toujours et la Fnac porte une lourde responsabilité puisqu’elle est devenue le seul disquaire de France et non plus le premier disquaire. En se positionnant dans les années 70 sur ce support, elle a offert une vitrine à une industrie (quand je parle d’industrie, je mets sur le même plan le disque, les bagnoles et les ventilateurs), qui a écoulé en 30 ans des milliards de galettes, les sommes d’argent étaient colossales, la diffusion aussi, les moyens marketing hors normes… parce que le consommateur n’avait pas le choix.
http://www.numerama.com/magazine/19622-l-evolution-de-l-industrie-du-disque-en-un-graphique-anime.html
Aujourd’hui entre CD, streaming et téléchargement, les sommes qu’il consacre à la musique s’éparpillent, et de toute puissante, l’industrie musicale se met à serrer les fesses devant un marché qui lui échappe et redevient par là même plus sain en se dégonflant.
Bref le CD n’est plus nécessaire pour écouter de la musique et par extension, le disquaire qui le vendait non plus. Eh merde.
Pourtant c’est pas si simple.
Face au chiffre, nous sommes ici plutôt dans le domaine de l’affectif, un vieux quadra comme moi, qui a grandi avec le vinyl et s’est mis au CD avec « The Head on the Door » des Cure, ne peut qu’être attaché à ces supports et a du mal à foutre en l’air la discothèque qu’il a mis une trentaine d’année à monter; affectif, c’est le mot. Si d’un point de vue conjugal, ma femme verrait bien mes 3000(?) CD sur le stand d’un marché aux puces, de mon coté, j’ai un peu de mal à me débarrasser de choses auxquels pour chaque titre, je raccroche un souvenir et même une date d’achat.
Le disque c’est un peu le symbole des 30 glorieuses, un objet que les yéyés passaient en « surboums » sur des Teppaz pourris, que les bad boys volaient chez les disquaires du coin, qui démarquait l’adolescent des goûts de papa, qui plus tard, donnait un style, une nouvelle identité et quelques fois une dégaine à celui qui le possédait. Montre-moi ta discothèque… Pour l’amateur de musique, l’objet se charge d’une force émotionnelle. Qui n’a pas placé stratégiquement LE disque dans sa chambre d’ado ? C’était l’album à montrer qui te donnait une position dans la hiérarchie du rock, et encore maintenant, j’ai entendu dire des clients en librairie devant le magnifique bouquin sur le label Def Jam (3) sortie fin 2011 : « Tu vois, tu prends ce bouquin, tu le poses sur ta table de salon, la gonzesse entre… et t’as plus rien à faire ! »
Non, l’acte d’achat du disque n’est pas une chose banale, c’est un choix parmi des milliers de titres, c’est 50 francs ou 15€ économisés patiemment, et un rituel : on le sort de son emballage, le pose sur sa platine, on pose le diamant sur les premiers sillons ou on referme le tiroir de son lecteur, monte le son et laisse faire la nature.
Quelle est la valeur d’un fichier mp3 ?
Ca c’est pour le rituel. Si moi à 46 ans j’en ai besoin, qu’en est-il du gamin qui a grandi ou va grandir avec le mp3 ? La valeur d’un objet est facile à déterminer, la valeur d’un fichier reste quant à elle, plus difficile à quantifier. C’est la question que je n’arrête pas de me poser. Quelle est sa réelle valeur, financière et émotionnelle ?
Pragmatiquement la réponse est 0.99€, par contre je n’arrive pas, psychologiquement, à donner de la valeur à un fichier et je ne dois pas être le seul, à la vue des millions de tonnes de Gigas téléchargés frauduleusement sur le net. En trois nuits, un kid peut se monter la discothèque que son père a mis 40 ans à se fabriquer. En réalité ces 99 centimes sont le péage qui donne une autorisation d’accès, dans le respect du travail de l’artiste, à une licence. Rien de trop sexy. La facilité, la rapidité et souvent, la gratuité de l’obtention du fichier, le dévalorise non seulement du point de vue financier mais aussi psychologiquement, et c’est par là-même, la musique qui est dévalorisée. On ne donne de la valeur qu’à ce que l’on choisit et que l’on possède, j’allais aussi dire ce que l’on tient dans la main. Ses atouts (encombrement, mobilité), deviennent ses inconvénients, ta bibliothèque de 150 Go, ne vaut rien si ce n’est le pognon que tu as lâché, le cas échéant à Itunes. Valeur à la revente : 0 ! Est-ce à dire que l’on ne donne de la valeur qu’à un objet ? je suis tenté de dire oui, mon mental n’a pas migré dans le 2.0, même si je tiens comme à la prunelle de mes yeux à mon dossier musique que j’alimente, classe, date et illustre quotidiennement. Et je serai malheureux si mon ordinateur venait à crasher en perdant tout ce que j’ai collecté.
Mais est-ce que dévaloriser est le bon mot ? Il semblerait plus judicieux de dire désacraliser, et y voir un aspect mystique, tant ce support a été (et peut-être est encore) l’objet de tous les fantasmes. Du Rockeur au Mods en passant par le Punk, le Baba et même le Classicos, c’est l’unique dénominateur commun. Et le disquaire leur temple œcuménique. La diffusion en masse du CD dans les années 80 et 90 n’y a rien changé, seule la gratuité du fichier Mp3 a bouleversé la donne. Le début de la fin a été l’arrivée du premier PC dans les foyers et aucun disquaire ne s’en est méfié, focalisé que nous étions sur le CD vierge remplaçant lui-même la cassette ! La révolution était en marche, les icones sont tombées !
En 15 ans la musique a aussi changé de statut. D’urbaine, de difficile à trouver, d’élitiste, le web l’a rendue réellement démocratique, accessible au plus grand nombre. Le rêve des alternatifs allemands s’est enfin réalisé : qui que tu sois et où que tu sois, tu as accès à la même base de donnée. Pour ne prendre que mon pauvre exemple, je me souviens de mon adolescence passée dans une petite ville de 6000 habitants à 60 kilomètres de la Fnac la plus proche, avec certes un disquaire, mais plus spécialisé dans les machines à laver que dans le bon son… Je m’achetais dès la 4ème, tous les mois mon « Best » (je serais toute ma vie plus Best que Rock’n’Folk) avec en poster central Joe Strummer ou Alice Cooper, recto verso Monsieur, je l’apprenais par cœur mais j’étais bien infoutu de dire de quelle sorte de musique les articles voulaient bien parler, ne pouvant pas les écouter… j’avais une connaissance théorique des nouveautés ! Mais c’était le temps de la débrouille et des cassettes que l’on faisaient chez les copains, le mercredi, à partir des vinyls piqués au grand frère !
Au même âge, dans la même ville mais de nos jours les gamins ont le monde de la musique à la portée de leur ordi, une interrogation, une envie et c’est mon rêve qu’ils réalisent, s’ils ne connaissent pas, c’est qu’ils n’ont pas envie de connaitre.
Et si la musique devait-être gratuite ?
En 15 ans c’est la perception même de la musique qui a changée, le passage par le disque n’étant plus qu’une question de choix de l’amateur, et non plus une obligation, beaucoup se sont débarrassés du vecteur pour n’avoir que l’essentiel. La musique est dans l’air, au téléphone, à la radio, dans les pubs, dans les chiottes des restaurants partout présente et gratuite. Sa banalisation et sa facilité d’obtention lui enlève déjà de sa valeur.
De sacré, il ne reste que le live, et la vente en billetterie connait moins la crise, le même qui gonflera son disquaire pour un CD à 15€, en lâchera 60 pour voir le concert. Du point de vue de l’artiste c’est son seul espoir de survie, le seul moyen de se rémunérer, la part du disque pour la grande majorité d’entre eux, s’est réduite à la portion congrue. Rappelons même le cas d’un des plus grand, Leonard Cohen, qui à 73 ans a repris la route pour se refaire financièrement après avoir été escroqué par sa manageuse. Alors pourquoi persévérer ? A-t-on vraiment besoin du disque ? A priori non, mais on s’y accroche, je parlais de révolution, et s’il s’agit de révolution, la gratuité de la musique est en une. En prenant le CD comme un support publicitaire (entre autres) pour promouvoir un concert, notre vision change totalement. Pourquoi je paierai pour quelque-chose que j’ai gratuitement et légalement sur Deezer ? Et pas seulement sur mon ordi mais aussi sur mon téléphone et ma télé ? Est-ce que ma passion pour un artiste va jusqu’au fait de lui donner des sous pour lui dire que je l’aime ? C’est ce qu’on a fait jusqu’à hier… parce qu’on avait pas le choix ! Mais maintenant ? Et qu’en est-il du kid des années 2010 ? Lui, le futur consommateur, s’est déjà affranchi des contraintes du CD, un son, même pourri comme le mp3, lui suffit tant qu’il peut l’emporter, le partager, le dupliquer, le tout en temps 0 et si possible gratuitement.
C’est dur de se dire ça en tant que disquaire ou ancien disquaire, mais la réalité me claque à la gueule quand je raisonne sur le plus grand nombre. Sûr, je continue à me payer mes deux ou trois disques par semaine, mais on est combien à faire ça ? L’industrie du disque a besoin de la masse du populo pour que le PDG d’Universal s’en foute plein les poches et que le disquaire s’offre un SMIC royal pour vendre sa production. Parce que c’est une industrie qui a besoin de quantité. La très grande majorité des gens ne s’achète plus le disque qu’ils ont entendus à la radio. De 300 000 exemplaires pour un petit No 1 hebdo du Top il y a 10 ans, on en est à combien ? 70 000 ? Et c’est une bonne vente ! La viabilité économique du produit est en jeu, si la chute se poursuit, la question de la gratuité de la musique se posera plus violemment encore, tout simplement parce que la production cessera, et pour nous faire acheter des fichiers à 99 cts il faudra des trésors d’imagination aux mecs du marketing. Toutes les anciennes gesticulations d’Hadopi n’y changeront pas grand-chose !
C’est là que se pose le problème de la rémunération du travail de l’artiste. De tous temps en France on a considéré que la musique doit être gratuite, et pourtant en faire ne l’est pas. Contrairement au marché de l’Europe du Nord, la politique de prix du disque l’a longtemps fait passer pour un produit de luxe, les cinq acteurs de la tarification (artistes, labels, distributeurs, vendeurs, état), ont artificiellement surajouté des pourcentages qui ont fait du disque un produit cher. La plus grosse partie revenant à la maison de disque… et la plus petite à l’auteur, compositeur, ou interprète, de l’ordre de 10 à 19% du prix du CD.
Plus près des 10% pour 80% des artistes, peu connus où en voie de l’être. Les deux dindons de la farce sont donc les deux extrémités du marché, l’artiste et le consommateur !
Donc dans les faits l’argent ne revient pas à l’artiste, pourquoi continuer à passer par le disque ? Il est évident que la puissance marketing des majors est un atout incontournable pour la promotion d’un chanteur, mais il ne concerne qu’un pourcentage infime des artistes, le reste se faisant refouler à l’entrée, et ceux qui signent, on déjà établit leur notoriété, soit sur le Web, soit grâce au live. Pour les stars, les rapports à la maison de disques sont presque identiques, combien ont poussé leur coup de gueule, claqué la porte devant le diktats des labels manager. D’Iggy Pop, (pour son nouvel album « Après »), à Prince et Radiohead, les discours sont les mêmes, on nous volent, on nous spolie et le fan qui passe à la caisse dit la même chose !
L’arrivée du fichier peut rétablir la donne en faveur de l’artiste et du fan, l’artiste n’est plus l’esclave du support, le consommateur non plus. Le nouveau mode de consommation (ou le très ancien) du producteur au consommateur est maintenant possible grâce au Web. Le rêve Punks de 1977 est arrivé : Fais-le toi-même ! Tu as des idées mais pas d’argent, aucun moyen de diffusion, le Web te donne ta chance. En tout plus de chance de te faire connaitre qu’il y a 30 ans. Balance ton clip sur You Tube et Dieu reconnaitra les siens. (Evangile selon St DJ Cam). Le marché devient clean et équitable, mais le disquaire se retrouve au chômage. De toute façon il en reste combien…
Pourtant, l’édition du disque reste une consécration, l’ultime étape, des premiers accords dans le garage à la réception de l’objet par le groupe, c’est la preuve qu’il a parcouru avec succès le chemin initiatique du rockeur, et les ventes une façon de quantifier sa popularité. Du temps où j’officiais au rayon disques j’ai toujours traité avec le plus grand respect les groupes ou les chanteurs qui venaient me présenter leur CD en autoproduit, je devinais que pour eux, la route avait été longue et que le fait de me présenter leur œuvre, représentait l’ultime étape de leur parcours. Ce n’était pas un disque mais un bébé. Au plus fort des débats avec l’équipe pour supprimer les autoprod (méventes, difficultés de paiement, impossibilité de retour…) , j’ai toujours défendu le fait qu’il s’agissait d’une mission divine du disquaire que de proposer à nos clients des artistes de la scène locale, même dans un système d’hyper-distribution qu’était mon magasin. Encore une fois, l’article vendu n’est pas anodin.
La faute à qui ?
Avec l’arrivée du fichier, le disque est devenue un pur objet… qui sert aussi à écouter de la musique, c’est d’ailleurs là le seul futur du CD: de belles pochettes, un art cover soigné, des gadgets à l’intérieur, bref un objet qui fait partie de l’univers musical du groupe ou du chanteur. Les maisons de disque ne s’y sont pas trompées à chaque édition sa version collector, le seul alibi des grosses sorties marketées est la version limitée de la première mise en place ou pire, les versions collectors qui sortent six mois après. Ce qui me fait dire que le dernier public du CD sera celui qui achète ces versions là. Messieurs du marketing de chez Major Company, prenez le nombre de CD vendus en version collector de votre dernière daube grand public (non je n’ai pas cité Muse), rajoutez-y un pourcentage pondéré, et vous aurez la taille du marché dans les 5 ans. A peu de choses près, seuls les fans les achètent, ceux qui veulent « posséder » la musique, le noyau dur de la clientèle des disquaires. Car en n’étant plus indispensable, le disque a perdu son public captif, exit la clientèle du 45 tours/ CD2 titres, qui n’aimait que le single de l’album, exit le consommateur du samedi qui achetait l’album à cause du single. Cette partie de la population représentait quand même l’énorme masse des consommateurs de disques, ce qui a fait du disque une véritable industrie avec tous ce que ça peut comporter.
L’autre partie du panel des consommateurs attachés au support physique est celle des fans de musique en général et quand je dis fan, ce sont les réels tarés de musique, ceux qui visitent leur disquaire (ou des sites en ligne) 2 ou 3 fois par mois, lisent, se renseignent, et… achètent. Mais combien sont-ils et quel âge ont-ils ? Ce noyau dur ne baisse pas en quantité depuis 1956, il a juste adapté ses habitudes de consommation au Web. De l’achat compulsif sans pouvoir écouter des années 90 à celle d’aujourd’hui, il y a un monde : 1-le fan est super-informé. 2- il aura déjà écouté ou téléchargé l’album qu’il va acheter. 3-de chez lui il va comparer les prix. Et le marché de la distribution étant ce qu’il est, le nombre de ses achats étant ce qu’ils sont, les prix des disques étant ce qu’ils sont : il y a de moins en moins de chance qu’il l’achète en magasin.
Ces trois types de consommateurs ont fait la fortune des Majors dans les années 90/2000, et l’absence remarquée des consommateurs de type singles (l’immense majorité) a provoqué l’effondrement des ventes, restent les fans et les dingues de musique, si leur nombre reste et restera stable dans les années à venir, leurs habitudes de consommation va encore érodé le chiffre d’affaire des disquaires. Pour citer un pote disquaire (d’occaz) « Je vends moins mais qu’est-ce que je vends mieux, maintenant je m’éclate, fini les merdes du top 50 » Le problème c’est que c’est le nombre qui fait la survie du petit commerce.
Voilà, ça c’est pour le consommateur, si le disque se vend moins, c’est que moins de gens en achètent, c’est ce que les chefs de produit des majors apprennent en école de commerce.
Et si ce même consommateur se vengeait parce qu’on l’a pris pour un con pendant 40 ans ? Force est de constater qu’ils ne sont pas nombreux ceux qui pleurent sur le sort du disque, le coté bling bling et show biz du métier en dérangeait plus d’un, quand un géant arrogant se prend un coup de pied au cul, c’est l’opinion publique qui se met à applaudir. A nous de nous interroger sur la responsabilité des majors, coupables ? Mais coupable de quoi ? De nager dans le fric (notre fric), d’avoir pressé le citron et d’avoir scié la branche sur laquelle ils étaient assis ? Dans les années 90 tout le monde a été stupéfait d’apprendre que la fabrication d’un CD revenait 5 fois moins cher qu’un 33t., ce même CD qui était vendu le double du prix, où passait le trop plein ? Encore et toujours le problème des marges, pendant des années majors et distributeurs se sont gavés sur le dos du fan. Pour preuve je me souviendrait toujours de l’été 92, juste après que le gouvernement ait baissé la TVA de 33.3% à 19.6%, EMI et les autres majors en ont profité pour augmenter leurs prix hors taxes d’autant. Bénéfice pour le consommateur : zéro. Toujours plus…
Pour ma part je pense que c’est l’application de procédés industriels au produit culturel qui lui a été fatal, l’extrême rationalisation de la fabrication et de la commercialisation a créée des monstres assoiffés de pognon coupés de la demande populaire. La preuve dans les années 80 la montée en puissance des labels indépendants moins coupés de leur base comme 4AD, Mute, ensuite évidemment récupérés par les majors. La situation aujourd’hui est identiques, un artistes à potentiel peut, hors de toute structures se faire remarquer sur le net, commencer une carrière et se faire signer ensuite. De plus la lourdeur de ces machines ne convient plus à l’extrême rapidité de la production musicale qui utilise le Web comme tremplin, un groupe comme Bewitched By Hands a mis combien de temps à sortir un disque chez Sony ? Un ans, deux ans ? Tout le monde avait « Work » sur son IPod dès 2009, l’album est sorti un an et demi plus tard. Même chose pour Concrete Knive ou Lescop. Entre le buzz et la matérialisation de l’album, il se passe trop de temps, l’album sort mais tout le monde l’a déjà oublié.
Les réponses marketing à la chute des ventes sont grosses comme des maisons, on a parlé de l’album collector (un mot tellement galvaudé qu’il ne veut plus rien dire), 4 morceaux en plus et si on attend six mois on a deuxième CD bonus pour moins cher, uniquement pour réinjecter l’album en tête de gondole. Le jeu des remises et de la centralisation des achats a ôté tout pouvoir de décision au disquaire qui se retrouve cantonné a exécuter des diktats émis par la maison de disque et l’acheteur de sa boite. Dans les faits on réussissait toujours à placer son coup de cœur, mais les espaces en rayon étaient toujours limités et il fallait jouer serré. L’autre réponse c’est l’opération, maintenant elle vient toujours de Paris et se répète saison après saison sans beaucoup d’imagination (Neil Young « Harvest », Led Zep I,II, III) pour qu’une opé marche il faut un déclassement des prix hors taxe et l’aval des achats en centrale, sans ça autant faire du -20% sur un prix client de 22€, un suicide ! En deux ans je n’ai vu aucune opé sexy du genre 9.99 sur des labels indés, alors qu’est-ce qu’on fait ? on les achète sur le net à 8€, fini l’achat d’impulsion. Et toujours les mêmes titres de chez Warner à 7€ deux fois par an de décembre à avril et de juin à octobre !
L’autre part de responsabilité revient à la distribution, au 40% de marge des majors il faut ajouter les 40% de la grande distrib’ , haute rotation, marge élevée, prix de vente important, le disque avait tout pour devenir un produit d’appel et se situer en entrant à droite des hypermarchés. D’autres enseignes en ont fait leur fond de commerce, Fnac, Virgin, Cultura plus tard, vont surfer sur le phénomène avec succès en y mettant des moyens et le retour sur investissement sera payant, au moins jusqu’aux années 2000. L’ennui c’est que là où la grande distrib’ s’installe, plus rien ne pousse. Là où on trouvait le prix, on ne trouvait rien et là où trouvait tout, on n’avait pas le prix. Produit d’appel pour grande surface, où on pouvait dézinguer le prix car à coté on pouvait se rattraper en massacrant les prix à l’achat du producteur de fruits et légumes, Grands Magasins Spécialisés où on ne voulait rien lâcher sur l’étiquette tout en faisant cracher les maisons de disques sur les remises, le consommateur, captif, était là pour raquer. Il a raqué pendant presque 40 ans, et quand le Web est arrivé, il a adressé un formidable bras d’honneur à tous ces gens avec les conséquences que l’on connait. On s’est trop foutu de sa gueule et rarement dans l’histoire, il a eu l’occasion de se révolter contre une industrie en la faisant tomber. Intrinsèquement le message est là : on n’a plus besoin de vous et quelque part c’est vrai. Le web est le magasin de disque idéal, on peut tout écouter, se renseigner, comparer les prix et même l’avoir gratos, pourquoi sortir de chez soi ?
Un moment j’ai cru que pour sauver le disque, il suffisait de baisser la TVA et d’imposer le prix unique (comme pour le livre), aujourd’hui je n’y crois plus. Dans les pays où les prix étaient réputés plus cools car moins taxés (Angleterre, Etats-Unis, Allemagne), les magasins et pas les plus petits ont fermé les uns après les autres et semblent résister moins bien qu’en France. Et en ce qui concerne le prix unique, je m’aperçois, pour y travailler actuellement, que la gourmandise des éditeurs porte le prix du livre au plus haut, et n’empêche pas le grand plongeon des ventes, les mêmes erreurs sont faites, l’histoire se répète et on va droit vers le livre électronique.
Alors ?
En me relisant je m’aperçois que je suis plus que pessimiste… et pourtant… je pense qu’il y aura encore de la place pour le disque dans un marché assaini, érosion des ventes et baisse des marges feront que le grande distribution se désengageront petit à petit et laisseront à nouveau la place aux petites structures soit d’occasion soit ultra spécialisées. Encore faut-il que les maisons de disques s’adaptent à ce nouveau marché en proposant des conditions commerciales de paiement et de remises intéressantes pour un magasin à faible débit. Ca c’est un rêve, le stock disque est cher, les pas de porte plus encore, beaucoup de conditions sont encore à réunir.
Et l’objet dans tout ça ? IL SURVIVRA ! Car un fichier n’est pas collectionnable ! Tous les fans que je connais sont des collectionneurs compulsifs et des tarés de l’accumulation (moi le premier), ce genre de virus saute les générations et mon gamin élevé au Mp3 s’il devient fan d’un groupe s’achètera les disques, comme moi je l’ai fait, mais il aura sûrement dans sa discothèque moins de déchets que dans la mienne, tous ces albums un peu bancals, pas vraiment nécessaires qui prennent de la place, seront, dans son disque dur. La collection, c‘est le corollaire du Rock’n’roll et la musique, elle est immortelle, à condition qu’on la conserve, qu’elle que soit la forme. Si un jour, le gros bordel genre nucléaire apocalyptique se déclenche, les survivants taperont sur deux cailloux et se transmettront Obladi Oblada de générations en générations. C’est sûr, on n’est pas toujours inspiré après l’apocalypse.
1- http://www.anecdote-du-jour.com/le-premier-enregistrement-de-voix-au-monde-date-de-1860/
2-http://www.ruerezzonico.com/marche-du-disque-americain-pas-de-baisse-en-2011/
3- http://neoboto.com/us-25-ans-de-def-jam-le-livre/